Perdu dans la Nuit 32 : Agression nocturne

Auteur : Faust
Check : Sinei


Je l’avais promis ! Une véritable reprise de PN ! et la preuve : deux chapitres d’affilée. Bon, maintenant, reste à maintenir le rythme… Un chapitre plus long cette fois-ci, qui prépare, et que je ne vais pas vous empêcher de lire plus longtemps !

Sur ce, bonne lecture !


Les ombres étaient oppressantes. Elles enserraient Aln comme pour l’étouffer, et sa respiration se faisait difficile. Quelques gouttes de sueur se mirent à perler sur son front. Il se tendit imperceptiblement.

La rue était parfaitement silencieuse, et il n’avait croisé personne depuis qu’il s’y était engagé. Une lumière laiteuse le baignait sur son chemin, mais, tout en se tenant sur ses gardes, il essaya de continuer à avancer comme si de rien n’était.

Le sentiment de danger se faisait plus fort, Aln le devinait presque se jeter sur lui. Il se jeta sur le côté, juste à temps pour esquiver une boule de feu se précipitant sur lui.

Le jeune homme resta abasourdi quelques instants. Il comprenait qu’il s’agissait de la Sagmag, mais personne n’était à la fois assez suicidaire et doué pour l’utiliser de cette manière-là. Et pourtant…

Une forme encapuchonnée s’élança vers lui, et Aln vit une lame miroiter dans la semi-obscurité. Le jeune homme esquiva, et alors que l’agresseur frappait dans le vide, il lui frappa le poignet d’un coup sec.

L’épée tinta en tombant au sol, et la personne recula sans un bruit, son poignet tordu selon un angle bizarre.

Aln ramassa tranquillement l’arme, tandis que trois autres formes fantomatiques émergeaient progressivement de l’ombre.

Leurs visages étaient entièrement dissimulés par leurs capuches, et elles portaient toutes les quatre une longue cape noire descendant jusqu’à leur cheville, ce qui leur donnait une allure de faucheur.

Trois d’entre elles se jetèrent sur Aln en brandissant leurs épées, et la quatrième recula en préparant un sort.

« Sil Leheifioglim Lin vi Itva ik Aln. »

Au moment où l’incantation s’échappait de la bouche de l’agresseur, Aln avait déjà la main dans sa sacoche à runes ; il prit une rune Lin, et visualisa la lance de vent qui allaient probablement se précipiter sur lui se disperser en simple bourrasque.

Simple bourrasque ?

Le terme était faible pour décrire la puissante rafale qui le projeta contre le mur, arrachant un craquement sinistre à son corps. Le jeune homme grinça des dents, et, sortant une rune Alholan, il essaya sans grand succès d’imaginer ses côtes probablement brisées se ressouder.

La douleur s’estompa légèrement, et Aln se lança dans une virulente contre-attaque.

L’un tenta de le prendre par le côté, et Aln activa une seconde rune Lin pour plaquer son adversaire contre le mur. Puis il sentit une menace venir de loin, et fit un pas de côté pour esquiver un carreau d’arbalète, juste à temps pour détourner l’attaque du deuxième agresseur. Il se glissa derrière celui qui était immobilisé, et profita du bref moment de répit ainsi obtenu pour essayer de le transpercer.

Deux lames tintèrent en s’entrechoquant tandis que la troisième personne interceptait son attaque. Aln feinta vers le haut, et donna un coup de pied à son adversaire, tandis qu’un autre se rapprochait. Le jeune homme prit une nouvelle rune, Heial, et imagina la cape de  l’homme encore plaqué contre le mur prendre feu.

Elle s’enflamma, et les flammes grandirent, grandirent ! Une désagréable odeur de brûlé lui chatouilla les narines, et Aln eut un petit sourire satisfait en observant ses ennemis paniquer devant l’immolation de leur camarade.

Cependant…

« Helia ! »

Aussitôt, un torrent d’eau s’abattit sur la torche humaine, éteignant le feu dans un chuintement accompagné de gémissements. Les mouvements du groupe d’agresseurs ralentirent nettement pendant une seconde, comme si le monde avait retenu son souffle un instant, puis ils se reprirent.

Les quatre formes se rassemblèrent, et, jaugeant Aln du regard, elles s’en allèrent sans un bruit.

Le jeune homme resta quelques secondes sur ses gardes, et se détendit en se rendant compte que ses agresseurs étaient vraiment partis. Alors, il soupira de soulagement, et s’adossa au mur en grognant de douleur.

Pendant toute la durée du combat, en dehors des incantations de Sagmag, ses ennemis n’avaient pas prononcé un seul mot. Même pas un gémissement de douleur, pas un cri de surprise. C’était perturbant, et inquiétant.

Qui étaient-ils ? Comment connaissaient-ils son nom ? Et surtout ! Comment faisaient-ils pour utiliser la Sagmag de cette manière-là ? Pour lancer ces trois sortilèges, il aurait fallu abandonner plusieurs années de vie, et en plus l’affaiblissement immédiat aurait été conséquent. Et cette étrange sensation qui ne l’avait pas quitté ! Quelque chose d’anormal dans la nature même des êtres qui l’avaient attaqué ? Et pourtant, il ne s’agissait pas d’Ombres, mais d’humains bien réels, le jeune homme en était absolument sûr.

Il hésitait quant à la marche à suivre.

Devait-il retourner chez le Conseiller Eldyn ? N’était-ce pas lui qui avait envoyé ces hommes ?

– Ils étaient là pour me tester… Et apparemment, ils en ont appris assez. Si le Conseiller avait voulu me tuer, il aurait eu mille méthodes plus sûres.

Sa poussée d’adrénaline était retombée, et une douleur aigue se mit à lui tirailler la poitrine. Remettant à plus tard ses réflexions, il se dirigea tant bien que mal en direction de la place aux fontaines. Ses côtes ne guériraient pas tout de suite, et il devait retenir un gémissement de douleur à chaque pas, mais l’effet de sa rune lui permit au moins de ne pas s’écrouler sur le chemin.

En arrivant devant le manoir, le jeune homme fut surpris de trouver Nimronyn adossée au portique d’entrée. Elle semblait l’attendre depuis longtemps, et se précipita à sa rencontre quand elle le vit s’approcher en s’aidant des murs.

« Aln ! Que s’est-il passé ? »

Un frisson de soulagement lui traversa la colonne vertébrale, et il perdit connaissance.

***

Aln se réveilla dans sa chambre, chez le conseiller Eldyn, sous un plafond connu. Il lui fallut quelques secondes pour replacer les évènements de la veille dans l’ordre. En tout cas, il avait réussi à arriver à bon port. Il n’était pas sûr de l’implication du Conseiller dans son agression, mais ce dernier était l’un des seuls à être au courant de son existence. Et dès le début, Aln n’avait pas eu une bonne opinion du vieil homme.

Le jeune homme se retourna dans son lit, et ce simple mouvement lui arracha un râle de douleur suffisamment sonore pour que Nimronyn se réveille.

Elle était assise dans un fauteuil près du lit du jeune homme, et ce dernier sursauta légèrement en croisant le regard pénétrant et froid de la jeune femme.

– Tu es réveillé.

– Euh, oui…

– Qui t’as fait ça, demanda-t-elle d’une voix glaciale.

Ah, pensa Aln, je crois qu’elle est enragée…

– Qui, tu me demandes… Je me suis fait tester, et voilà ce que ça a donné.

– Évogorim ?

Elle semblait déjà prête à sortir acheter un cercueil pour vieil archimage, qui dans tous les cas en aurait probablement besoin d’ici pas si longtemps que ça.

– Non, quatre personnes sur le chemin du retour. Elles étaient dissimulées par des capes, et…

Aln retraça les faits de la veille, en omettant bien sûr une partie de la discussion avec Évogorim, et la jeune femme sembla se détendre au fur et à mesure qu’elle écoutait. L’archimage semblait effectivement hors de cause, mais cela ne rendait pas la situation moins étrange.

– Tu n’as aucune idée de qui pourrait être à l’origine de l’attaque, l’interrogea Nimronyn.

– J’ai bien une ou deux idées, mais…

Ils échangèrent un regard complice.

– Ce ne sont pas des idées à dire à haute voix

– Je vois. Si c’est le cas, il faudra être prudent.

Le jeune homme observa avec attention Nimronyn. Elle lui rendit son regard sans ciller, mais on pouvait lire dans ses yeux une détermination brûlante au point d’en être inquiétante.

– Je ne pense pas en tout cas que j’aurais d’autres problèmes dans l’immédiat. Et je ne vais pas partir de sitôt.

– À ce propos, le soigneur a dit qu’il ne pouvait rien faire.

– Ah ? Il ne pouvait pas guérir la blessure ?

– Si, mais le sort que tu as lancé était plus efficace que les siens. Il était assez humilié d’ailleurs, il se vante de ses talents depuis près de 40 ans après tout…

Aln rit.

– Effectivement, ça n’a pas dû être facile pour lui.

– Il s’en remettra. Selon lui, à ce rythme, il ne te faudra que quelques semaines pour guérir. Après ça, il voulait savoir si tu pouvais lui apprendre quelques trucs…

– Mais…

– Bien sûr, je l’ai refusé pour toi. Il était insistant, donc au final, il a dû se soigner lui-même. Au moins, il n’est pas venu pour rien. »

Aln ne put s’empêcher de laisser échapper un ricanement, qu’il regretta aussitôt quand sa blessure se rappela à son bon souvenir.

– J’imagine que je dois te remercier.

– Bien sûr que oui !

– Je m’en souviendrais, dit Aln en souriant.

***

Aln détestait ne rien avoir à faire. Tout particulièrement quand il ne pouvait rien y changer : quoi de plus désagréable que d’avoir des projets et d’être cloué au lit ? Il avait eu les côtes brisées, et qu’il eut continué à se battre dans cet état relevait de l’exploit. Qu’il ait réussi à se traîner jusqu’à la demeure du Conseiller, du miracle. Mais bien sûr, il devait en payer le prix : une déprimante immobilité pendant plusieurs semaines, alors qu’il manquait déjà de temps. Sans ses runes de guérison, il aurait peut-être perdu des mois.

Au moins ce séjour prolongé, imposé, dans la résidence du Conseiller Eldyn lui avait-il permis de mieux cerner l’homme. Les jours passant, il était toujours plus sûr que ce dernier était responsable de l’agression. Après tout, c’était un test – il était toujours vivant – et qui d’autre qu’Eldyn aurait eu des raisons de le tester ? Bien sûr, le vieux conseiller n’avait jamais rien dit à ce sujet, mais Aln savait.

Eldyn était cynique et pragmatique. Tous les moyens étaient bons et justifiés, tant qu’ils ne ternissaient pas la réputation de la famille Eldyn. En bref, tant qu’aucune personne vivante n’était au courant. Aln comprenait mieux la froideur de prime abord de Rieln : son père ne le voyait probablement que comme un outil un peu plus loyal que les autres.

Bien sûr, Nimronyn lui avait souvent rendu visite, ne serait-ce que pour lui apporter sa ration journalière de livres… Cette période de tranquillité avait le mérite de lui permettre de parfaire sa formation de magicien aux fondations instables : des piles hautes comme un homme de vieux livres de magies encombraient maintenant sa chambre, vacillant à chaque fois que la porte s’ouvrait, et arrachant des soupirs de désespoir au personnel de chambre.

Sentiment étrange, il croyait sentir la présence d’Eliana près de lui. Il ne savait pas comment définir cette impression, mais plus sa magie s’affirmait, et plus souvent il pensait entendre le son de sa voix harmonieuse. Il essayait de se convaincre qu’elle ne lui manquait pas à ce point, sans grand succès. C’était une présence aux humeurs changeante, réprobatrice à l’approche de Nimronyn, sensible dans les moments d’abattement, et jubilatoire dans les joies.

« Cela a sans doute un rapport avec mon grimoire » se disait-il… Une pirouette bien pratique. Cet objet avait changé sa vie, et quand quelque chose d’étrange se passait, il en était presque invariablement la cause. Cette fois encore, il ne pouvait que relier cet étonnant sixième sens à son grimoire. Mais ce n’était pas tout. Il commençait à percevoir la magie, comme si, petit à petit, il apprivoisait un nouveau sens.

Enfin, cette apathie temporaire ne pouvait durer : dès ses blessures suffisamment guéries, Aln se mit en route vers la réserve de la bibliothèque de la Fédération, qui abritait peut-être un fragment du secret de sa quête. Deux patrouilleurs de l’escouade de Nimronyn l’accompagnaient : elle refusait maintenant de le voir sortir sans escorte, et ces deux hommes le suivaient partout. Enfin, presque partout.

La bibliothèque de la Fédération s’était sans cesse agrandie depuis sa construction, et elle s’étendait maintenant sur une surface effarante. Comme tous les bâtiments de ce genre-là, des annexes étaient venues s’y greffer d’une manière plus ou moins ordonnée, aboutissant finalement à une sorte de labyrinthe géant dont Aln ne connaissait que la nouvelle bibliothèque et la cour dans laquelle Évogorim tenait son laboratoire. Il s’aventura cette fois-ci loin derrière ces bâtiments relativement récents, pour entrer dans les méandres obscurs et vieillis de l’ancienne bibliothèque maintenant presque inaccessible. Eldyn lui avait donné son sauf-conduit, qu’il présenta aux nombreux postes de garde, avant d’arriver devant une petite porte de chêne massif. Le bâtiment était à moitié encastré dans la montagne, ne laissant comme entrée que cette minuscule ouverture, derrière laquelle se cachait une volée de marches menant à une antichambre tristement éclairée.

L’air était étonnamment sec, condition nécessaire à la conservation des ouvrages entreposés ici. Le jeune homme percevait toutes sortes de sortilèges lancés sur cette pièce : une bonne raison de ne rien faire de répréhensible. Dans l’antichambre se tenait un homme à la peau pâle, vêtu d’une longue toge noire ne laissant apparaître que sa tête. Il s’approcha d’Aln dans une démarche fantomatique, sans d’autres bruits que le froufrou de son habit sur le sol rocheux.

– Aln je présume ?

– C’est cela.

– Je suis chargé de vous accompagner lors de vos recherches. N’hésitez pas à me mettre à contribution.

– Eh bien, il fallait bien me surveiller, répondit Aln dans un sourire.

L’homme afficha une grimace penaude, et sans un mot de plus, il s’effaça, invitant de la main Aln à descendre les escaliers au fond de la pièce. En bas de ceux-ci, en entrant dans une cave creusée dans la roche, le jeune magicien fut accueilli par une surprenante lumière crémeuse provenant d’étranges joyaux agissant en guise de torches. Il grimaça en se rappelant la Nivmag, la pierre de magie à l’origine de la mort de ses parents.

Aln comptait d’abord faire un tour des lieux, afin de tirer une éventuelle réaction de son grimoire. C’est pourtant ce qu’il ne fit pas, s’asseyant sur l’une des rares chaises disposées au hasard, et feuilletant un ouvrage de magie particulière attrayant.

Il était plongé dans sa lecture depuis plusieurs heures, dehors le soleil inondait la ville blanche de ses derniers rayons d’or, quand il entendit des pas derrière lui. Surpris, car son chien de garde se tenait devant lui, il se retourna juste à temps pour voir Calnig arriver, qui le héla d’une voix joviale. Le jeune homme l’avait rencontré à Norsigl, avant de partir à la recherche du laboratoire d’Ilksa, et Calnig devait se renseigner sur ce qui s’était passé dans son village, après son départ.

– Bonsoir Aln ! J’ai été surpris d’apprendre votre présence ici !

– Calnig, cela faisait longtemps. Vous avez raté Rieln à quelques semaines près.

– Oui, il paraît qu’il a été envoyé au front. Mais ce n’est pas la peine de s’inquiéter pour lui, il en reviendra indemne, comme toujours.

La confiance que Calnig accordait à Rieln planait toujours aux mêmes sommets.

– Par rapport à ce dont nous avons parlé la dernière fois…

           Calnig se rembrunit, l’air visiblement mal-à-l’aise. Un sinistre pressentiment s’immisça dans l’esprit d’Aln, et son sixième sens s’alarmait.

– Ce n’était… pas très joli. J’ai vu mon lot de morts, mais le village entier a été massacré, même les femmes et les enfants, les morts laissés en plan, parfois à moitié dévorés, sans que rien n’ait été pillé. Les habitants ont été décimé de manière horrible, et rien d’autre.

Le visage d’Aln se décomposait lentement tandis que Calnig continuait sa description. Il s’y attendait dès qu’il avait revu Jion. Il le savait au fond de lui-même, mais il s’accrochait au mince espoir que ce soit après avoir quitté le village que Jion était devenu… fou. Il espérait. Et vaine espérance. Ils étaient tous morts, par sa faute, à cause de son existence malheureuse. Pourtant, le jeune homme l’avait déjà accepté. Il avait accepté ces dangers et ces horreurs qui allaient de pair avec sa quête, et ne pouvait plus que pleurer en silence, et endurer. Refoulant les larmes de douleur et de frustration qui lui venaient aux yeux, écartant de ses pensées ses parents adoptifs, ses amis, l’ancien et tous les autres spectres qui le hanteraient jusqu’à sa mort, il leva le regard vers Calnig.

– Qu’y avait-il à part cela ? Qui, ou quoi, les a tué ?

Calnig eut une brève grimace de souffrance, puis, d’une voix monocorde…

– Je ne sais pas. Quand je suis arrivé, il n’y avait déjà plus que les morts.

Aln s’étonna imperceptiblement de la soudaine impassibilité de son interlocuteur, et le scruta longuement, tous les sens aux aguets. Pendant un instant, dans cette voix sans émotion, il avait cru discerner autre chose. Sans doute s’était-il trompé.

– Je regrette de devoir t’annoncer cela, reprit Calnig d’une voix tremblante. Mais ne te sens pas trop coupable : ce n’est pas de ta faute, juste celle de ce grimoire.

Le jeune magicien secoua tristement la tête.

– J’aimerai être un peu seul, s’il vous plait.

Calnig s’éclipsa dans un murmure d’adieu. Aln se retrouva seul avec son surveillant, perdu dans ses pensées, et, reprenant le chemin de la sortie, il repartit en direction de la Place aux Fontaines. Il n’avait plus envie de lire.

La nuit était tombée. La pâle luminescence des pierres de la ville rappelait le souvenir de jours plus radieux. La lune se dissimulait à moitié derrière des nuages d’un gris inquiétant, comme si elle avait voulu se cacher sans réussir à s’y résigner totalement.

Dans sa chambre, Aln sortit son vieux grimoire. Il en caressa la couverture de cuir d’un air maussade. Jeta un regard torturé d’hésitations à l’endroit où le cuir se courbait, preuve de toutes les fois où l’ouvrage avait été ouvert.

Alors, pour la première fois, Aln sentit distinctement une présence derrière lui. Une main rassurante se posa sur son épaule. Deux bras l’enlacèrent tendrement, sensation fugace aussitôt évaporée. Le temps qu’il s’en rendre compte, il n’y avait déjà plus rien. Mais le jeune homme n’avait pas besoin de la voir pour reconnaître Éliana, et elle n’avait besoin que d’une seconde pour apaiser sa douleur.

Ce soir-là, malgré sa tristesse, malgré la culpabilité dévorante, le jeune homme dormit d’un sommeil plus tranquille que jamais. Il fit un rêve. Dans ce rêve, dans les vestiges dévastés d’une clairière, un pouvoir sommeillait, écrasé par une pesante léthargie. Il était ce pouvoir, et il rêvait dans son rêve, d’un monde sinistre fait de steppes désolées, peuplé de créatures difformes. Aln savait qu’il rêvait, mais il sentait l’étrange conscience du pouvoir : ils se connaissaient. C’était une certitude à l’origine bizarre et incertaine. C’était comme si un souvenir délavé lui était projeté devant les yeux, sans qu’il ne puisse rien faire d’autre que de le regarder. Le souvenir d’un autre.

Les jours suivant se passèrent dans une sorte de folie d’étude : Aln savait qu’il s’était fourvoyé. La réponse à ses questions ne se cachait pas dans la bibliothèque de la Coalition : celle-ci n’était là que pour l’aider à parfaire ses connaissances, en compagnie d’Évogorim. Non, la réponse se trouvait dans son grimoire, tout simplement. Il n’avait qu’à réussir à le maîtriser entièrement. Ce fut à ce moment qu’il aborda pour la première fois la question de son sixième sens avec Évogorim.

– Quoi ? S’écria le vieil homme.

Aln sursauta.

– Aln, tu dis bien que tu « sens » la magie ? Tu ne le rêves pas, tu es sûr ?

– Euh, oui… C’est si surprenant que ça ?

– Ce n’est même plus une question de surprise, répondit l’archimage d’une voix blanche. Tu n’es qu’un imbécile, un crétin, et un ignoble chançard ! Tu me dégouttes !

Et le vieillard de se retourner, tout renfrogné, et prêt à bouder pour deux jours. Mais bien qu’Aln soit maintenant habitué à cette scène – qui se répétait dès qu’il dépassait les prévisions d’Évogorim – il ne pouvait plus perdre de temps. Il allait devoir faire parler son maître.

– Évogorim ? De quoi s’agit-il ?

Pas de réponse.

– Si vous ne me le dites pas, vous, qui le fera ?

L’archimage se lova confortablement dans son fauteuil.

– Vous êtes le seul auquel je peux le demander !

Il frissonna discrètement, les lèvres arquées dans un sourire de renard.

– Que puis-je faire si vous, mon maître en magie, vous ne m’aidez pas ?

L’aïeul bomba le torse, sortit ses épaules maigrichonnes, et, un grand sourire illuminant soudain son visage…

– Haha ! Répète un peu ce que tu viens de dire ?

– Mon maître en magie ?

– Oui, oui, ça sonne bien. Ça sonne même très bien. Répète-le encore une fois, juste pour être sûr ?

– Mon maître en magie.

– Mmmmh, si tu le demandes comme ça, je n’ai pas le choix je crois, je vais te le dire.

– Merci, Maître Évogorim !

– Bien, bien… Sais-tu comment on devient un Archimage ? Non, non, tu ne sais pas. Mais même toi, tu as dû entendre parler de la Nivmag, l’antique pierre de magie que les Chercheurs poursuivent de leur ardeur. Oui, tu es même l’un d’entre eux, c’est vrai. Et donc, tu dois savoir que c’est la Nivmag qui permettait aux Gardiens d’utiliser la Sagmag sans danger. Eh bien voilà ; les archimages sont ceux qui, même sans la Nivmag, peuvent ressentir la magie autour d’eux, et par là utiliser la Sagmag. C’est même une condition nécessaire pour devenir un archimage, bien qu’elle ne suffise pas. Et, bien sûr, il faut en payer le prix, ce qui n’était pas le cas pour les Gardiens.

Évogorim se tut quelque seconde, peina à reprendre son souffle, et fixa Aln d’un regard pénétrant.

– Ce que tu viens de me dire, cela signifie que tu es sans doute le plus jeune de l’histoire à pouvoir prétendre au titre d’archimage.

– Alors…

– Mais ne rêve pas, l’interrompit le vieillard, et, reniflant, il ajouta : aujourd’hui, tu n’as pas le dixième des connaissances nécessaires.

Aln se renfrogna.

– Ne te surestimes pas, Aln. Tu es encore jeune, et chacun des autres archimages a des décennies d’expérience. Tu auras le temps de les rattraper. Mais ce n’est pas important…

Le vieux renard se leva en gémissant de douleur, et s’achemina lentement jusqu’à la fenêtre. Ils étaient dans l’une des tours émergeant du complexe de la bibliothèque, réservée à l’usage d’Évogorim. De là, on pouvait admirer la ville d’ivoire se dérouler à leurs pieds. Le soleil encore au zénith la rendait éblouissante, et un ciel d’une pureté incomparable laissait voir le pays sur des dizaines de kilomètres.

– Je… Je me fais vieux, Aln. Je sens mon heure venir, et bientôt, je ne pourrais plus te protéger.

– Me protéger ?

– Hé, ricana le vieil homme. Tu es dans la capitale de la magie. Nous sommes tombés bien bas, mais ne crois pas qu’un grimoire aussi puissant que le tien puisse longtemps passer inaperçu. Surtout quand il a un effet aussi visible sur toi.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne fais pas l’innocent, tu sais très bien de quoi je veux parler.

Aln resta silencieux quelques instants, puis, à voix basse…

– Cela se sent-il à ce point ?

– Avant, non, sourit Évogorim. Depuis quelques jours, oui. Que s’est-il passé ?

– J’ai… Je pense que j’ai établi un lien…

– Non ! Ne m’en dis pas plus. Je crois qu’il vaut mieux que j’ignore cela.

Le jeune magicien regarda avec surprise le dos courbé d’Évogorim. Celui-ci se retourna, et Aln remarqua pour la première fois le parcheminement récent de sa peau, la lueur fatiguée dans ses yeux. La voûte de son dos, comme s’il portait un poids trop grand pour lui. Il sourit tristement.

– Il y a des choses qu’un vieil homme comme moi préfère ne pas savoir. C’est probablement l’une des dernières fois que l’on se voit, Aln. Je n’aimerai pas découvrir maintenant quelque chose de trop grand pour moi.

Son regard se perdit dans le vide, tandis qu’un puissant sortilège déployait ses ailes protectrices au-dessus d’Aln. Ce dernier voulut dire quelque chose, mais s’étrangla en voyant Évogorim s’appuyer sur le rebord de la fenêtre pour ne pas tomber.

– Enfin, Aln, tu peux utiliser la Sagmag, mais ne le fais qu’en ultime recours. Ce n’est pas une magie pour les hommes, et bien souvent, il arrive des choses horribles à ceux qui comptent trop sur elle.

– Je sais…

– Quoique, ce sera peut-être différent pour toi. Mais ça, tu le découvriras en temps voulu. Maintenant vas, vas ! Retourne à tes études ! Je ne vais pas disparaître d’ici demain non plus.

Acquiesçant silencieusement, Aln se dirigea vers la porte. Mais quand il l’ouvrit, il entendit une voix rauque dans son dos.

– Aln !

– Oui ?

– Je suis content de t’avoir eu comme élève. C’était court, mais cela m’a rappelé les jours que j’ai passé avec tes parents.

Le jeune homme resta interloqué quelques instants, puis répondit d’une voix douce.

– Moi aussi je suis content de vous avoir eu comme maître. C’est un peu comme si je m’étais trouvé un grand-père.

– Oui… Un petit-fils. Quel joli mot, il sonne encore mieux qu’élève. J’espère que tu trouveras ce que tu cherches, Aln. Au revoir.

– Au revoir, Maître Évogorim.

Aln referma la porte derrière lui. Cela ressemblait désespérément à un adieu. En descendant les escaliers, ce ne fut que pour un instant, mais il sentit une main tenant la sienne. Il sourit ironiquement en pensant qu’il n’avait pas pu parler de cela à Évogorim.

– Éliana, je ne sais pas si tu m’entends, mais tu as intérêt à ce que tout cela ait un sens. Que je ne perde pas tout, pour ne rien gagner. Je ne pourrais pas le supporter.

Pas un mot ne lui vint en réponse. Il ne put donc que s’avancer en silence dans le sombre couloir, tandis qu’au loin hurlait le vent.

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3 commentaires sur “Perdu dans la Nuit 32 : Agression nocturne

  1. Il est super le chapitre !

    Il manque le lien pour allez au prochain chapitre

    quelque fautes mais on s’y est habituer héhéhéhé
    Petite contradiction je crois sauf si j’ai mal compris : Quand il c’est fait attaquer, il a bruler quelqu’un, un des agresseurs la tremper pour arrêter l’immolation et ça dit qu’il a entendu un gémissement a ce moment là non ?
    Mais quand ils partent il dit qu’ils n’avaient pas gémis.

    Fais attention je vais rattraper le dernier chapitre !!!!!!!

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