Auteur : Zakkarin
Check : Soreyawari
Voici la deuxième partie de l’Opus 1 (qui est l’équivalent d’un prologue), la troisième démarre enfin l’histoire, soyez patient !
Sur ce, bonne lecture
Le Marché était animé ce jour-là.
La rue principale du village était noire de monde, à croire que tous les habitants et paysans s’étaient donnés le mot.
Jack était familier de toute cette agitation. Il avait même connu une journée pire, quand le Grand Oracle était parti renouveler sa foi en faisant un pèlerinage à travers toutes les petites bourgades miteuses possibles et imaginables.
Il aimait le brouhaha assourdissant que dégageaient la cohue et le mélange hétéroclite de toutes les conversations, des musiques jouées dans les tavernes, des voix puissantes des marchands à la criée, des petits stands mobiles tintinnabulant en roulant pour attirer les clients. Les cris mêlés des gardes et des gens qui s’élevaient contre les jeunes qui venaient de les gruger habilement aussi constituaient un cadre qu’il appréciait.
C’était également l’occasion de profiter du spectacle visuel plaisant de tous ces passants habillés pour la plupart de manière excentrique et voyante. Jack avait pris l’habitude d’appeler le Marché « le Festival Coloré ». Et pour cause, tout le monde présent avait au moins une couleur claire, que ce soit le gilet orange, le pantalon jaune ou encore le chapeau vert clair, tous avait cette habitude de positiver en s’habillant de manière colorée, comme s’ils palliaient leur manque de joie chronique.
Rabattant son capuchon profond qui cachait les traits de son visage de son ombre, il s’engagea dans la foule en s’arrêtant aux stands pour examiner les produits et pour dérober certains qui lui seraient nécessaires pour survivre jusqu’à sa prochaine descente en ville.
Aussi loin qu’il pouvait s’en rappeler, les vols faisaient partie intégrante de sa vie.
Il ne volait pas pour le plaisir, et encore moins pour l’excitation du forfait que provoquait sa réalisation. Il volait pour manger, comme certains orphelins qu’il voyait déambuler sans but dans les ruelles et qui se faisaient pincer quasi-systématiquement.
Il n’était pas non plus dans une réelle situation critique, pas comme certains adultes qui commettaient des délits uniquement pour subvenir aux besoins de leurs nombreuses bouches à nourrir inutiles qui s’entassaient dans leurs maisons branlantes. Il avait toujours eu les doigts très habiles pour délester leurs bourses aux pérégrins qui avaient le courage de s’aventurer jusqu’à ce petit village reculé et loin de tout. Jamais il n’avait été attrapé, même si parfois, il devait s’en remettre à ses jambes pour ne pas finir menotté par l’un de ces « gardiens de la paix », comme ils aimaient à se faire appeler.
– Il est pas cher mon poisson ! Il est pas cher ! Tout frais et très bon !
L’étal du poissonnier regorgeait de carpes, truites, saumons et autres poissons qui étaient désormais considérés comme une denrée rare. Jack fut tenté d’en voler un, mais il savait que seuls les aliments qui se conservaient le plus longtemps étaient susceptibles de ne pas le laisser mourir de faim au bout de seulement une semaine.
Il continua de marcher à travers la foule qui semblait ne pas vouloir se fluidifier, balloté et bousculé par les passants qui ne se souciaient que de leurs petites personnes, il finit tout de même par arriver dans l’une de ces petites ruelles sombres, sales et sans nom qui bordaient l’axe principal de tout son long. Il la traversa et croisa un petit garçon recroquevillé sur lui-même. Il avait ramené contre son petit torse aux côtes saillantes des jambes squelettiques et les enlaçait de ses bras. Une lueur de défi était allumée dans ses yeux sombres, mais c’était la peur, qui faisait trembler ses poings, qui s’y lisait plus clairement.
Jack s’arrêta, farfouilla dans l’une de ses besaces remplies des fruits de ses méfaits et lui tendit un maigre morceau de poulet.
Les yeux du gamin s’illuminèrent et il saisit le bout de volaille. Ses dents cassées s’enfoncèrent dans la chair tendre et déchiquetèrent un morceau. Des larmes perlèrent aux coins de ses yeux.
Une colère sourde avait saisi Jack. Encore l’un de ces orphelins qui jonchaient les rues à l’instar des sacs poubelles. Les gens les considéraient comme faisant partie du décor.
Il serra sa mâchoire et se dirigea à pas rageur vers l’extrémité de la ruelle.
Ces orphelins lui faisaient trop douloureusement penser à lui.
Même si aux dernières nouvelles, ses parents biologiques étaient encore vivants, ils l’avaient abandonné quand il avait été en âge de survivre seul. La dureté de la vie dans la rue, il ne la connaissait que trop bien. Il savait ce que devait ressentir ce pauvre garçon abandonné aux chiens et aux autres gamins.
La violence était l’une des constituantes les plus meurtrières, mais le froid restait le principal tueur. Quand l’hiver arrivait et que ces rejets n’avaient qu’un pauvre pantalon en toile pour affronter des températures frôlant parfois les moins quarante degrés, le ventre vide, c’est par milliers que les morts se comptaient dans le pays.
Les souvenirs les plus désagréables de son enfance remontèrent à son esprit, ces jours où la faim le tiraillait tellement qu’il devait manger tout ce qui lui tombait entre les dents, petits rongeurs et même déchets organiques compris. Les adultes qui se défoulaient sur les plus frêles, simplement pour se sentir puissants par rapport à quelqu’un. Les combats entre enfants dans la rue pour s’arroger le droit de manger un bout de rat à moitié congelé.
Il secoua la tête en essayant de penser à autre chose, mais même les souvenirs refoulés dans un coin sombre de sa mémoire, la rage et la rancune qu’il avait développées envers le système actuel étaient toujours présentes.
S’engageant dans l’une des rues désertes qui s’allongeaient parallèlement à la rue du Marché, il rabattit sa capuche en arrière, libérant ses cheveux noirs en bataille. Il plongea ses mains dans les poches profondes de son épais manteau. Il l’avait volé quelques mois plus tôt, et si son choix s’était porté dessus, c’était uniquement parce qu’il était ample, ce qui permettait de soustraire aux regards vigilants des gardes les armes qu’il trimbalait toujours avec lui : Ses couteaux de lancers, ses bombes luminescentes, son Tazer et son revolver Nagant M1895.
Même s’il savait se servir à la perfection de tout son attirail, il n’avait jamais eu la mauvaise idée de les employer. Se faire courser pour vol n’était pas grand-chose, mais menacer un citoyen d’une arme à feu ou même d’une arme blanche était une toute autre affaire. Il comptait sur ses capacités gymnastiques et sur ses muscles pour se sortir de la plupart des situations, mais il n’hésiterait pas à sortir l’une de ses armes et s’en servir pour défendre sa vie.
Avisant une bande de jeunes qui se dirigeait vers lui, il remit son capuchon sur sa tête : il ne fallait surtout pas que quiconque remarque la couleur de ses yeux.
C’était la seule chose pour laquelle il ne pouvait pas détester ses parents : même s’ils l’avaient abandonné à la cruelle vie de la rue, ils ne l’avaient pas dénoncé aux autorités. Ils avaient conscience que même si la probabilité de survivre dans l’univers hostile dans lequel il avait grandi était extrêmement faible, il y avait quand même une chance de rester en vie.
– Oh !
L’interjection lui était sans doute adressée, mais Jack ne se retourna pas, il contourna la bande de jeunes qui se murmuraient des messes-basses entre eux avant d’exploser de rire en lui jetant des regards. Au contraire, il pressa le pas pour s’en éloigner le plus vite. Créer des troubles à l’intérieur de la ville et il serait arrêté à coup sûr. Et qui disait arrêté disait photo d’identité, et il n’avait pas passé autant de temps à courir et se cacher des autorités pour finir aussi stupidement derrière les barreaux… Ou pire !
Un des jeunes le rattrapa en deux enjambés et lui saisit le bras :
– Oh ! Je te parle ! Alors montre un peu de respect à tes aînés !
Jack haussa un sourcil et une esquisse de sourire se dessina sur ses lèvres fines gercées par le froid mordant.
Derrière l’adolescent qui lui avait attrapé le bras, ses amis gloussaient stupidement. L’un des trublions s’approcha même, tout de suite suivi par les trois autres garnements.
– Tu sais à qui t’as affaire ? Au gang du quartier Korotaïev ! Si tu ne veux pas d’emmerdes, tu ferais mieux de nous refiler gentiment ton blé et ton sac, et si tu te tiens bien on pourra peut-être te laisser partir.
Le sourire de Jack s’accentua, il savait qu’il avait affaire à quelques jeunes qui tentaient de se la jouer mafieux pour passer le temps, ils étaient assez jeunes, un duvet naissant ornait leurs lèvres supérieures. Ils devaient avoir tout au plus la quinzaine. Peut-être seize pour celui qui s’était présenté comme appartenant à un obscur gang à deux roubles. Ils rirent en pensant que leurs pseudo-proie leur était toute acquise et se mirent à jeter des regards sur les sacoches qui pendaient en bandoulière de ses épaules.
– Oh ? Le gang Korotaïev ? C’est vrai que rien que le nom me fiche une peur bleue ! vous devriez même rajouter Andreï devant, ça aurait plus d’impact.
Ils rirent, puis l’un deux saisit l’ironie de sa phrase.
– Attends, mais tu te fous de notre gueu…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, le poing ganté de Jack s’abattit sur son visage et cassa son nez en produisant un craquement sinistre. Le jeune s’effondra par terre bruyamment.
Celui qui lui tenait le bras vit arriver le poing qui avait rétamé son camarade sans avoir le temps de réagir. Il frappa violemment sa pommette, lui faisant tourner la tête, si bien qu’il ne vit pas l’autre poing qui s’enfonça violemment dans son estomac, lui coupant la respiration, il se renversa à terre en émettant un borborygme.
La surprise passée chez les trois autres, ils se mirent en posture de combat, plutôt maladroitement, car Jack se contenta de balayer l’un et de mettre un direct du droit dans le visage de l’autre pour qu’ils s’effondrent sur le sol pavé.
Le dernier voyou prit ses jambes à son coup quand il vit qu’une seule personne avait mis au tapis ses amis, mais il trébucha sur un interstice entre deux pavés et s’étala de tout son long.
Jack ne pris même pas la peine de l’assommer, il se doutait que le gamin allait rentrer chez lui sans prévenir de gardes.
– Pensez-y la prochaine fois que vous vous la jouerez caïds, il y a toujours plus fort que soi !
Lui lança Jack sans même se retourner, il devait rentrer chez lui et il ne tenait pas particulièrement à se faire prendre à côté des jeunes blessés.
Il continua en pressant le pas jusqu’à ce qu’il arrive aux limites de la ville. Alors seulement il s’arrêta pour souffler un peu et observer le flux des paysans qui entraient et sortaient. La plupart transbahutaient leurs affaires dans des charrettes, mais on voyait plus des vieux aux dos courbés par l’âge déplacer leurs vivres et leurs achats en les portant vaille que vaille.
Ayant récupéré, Jack s’élança en courant dans la pente qui surplombait les terres gelées autour de la ville. Il la dévala en quelques enjambées puis prit la direction de la partie la plus boisée des alentours. Il lui faudrait une trentaine de minutes pour atteindre son logis, il décida donc d’économiser ses forces en arrêtant de courir pour adopter une allure plus lente.
La forêt qui s’étendait devant lui était très touffue. Il devait faire attention à là où il marchait car des racines à moitié enterrées n’attendaient qu’un pied pour le faire trébucher. Des ronces aux épines aussi grandes que son pouce lui barraient parfois le chemin et s’agrippaient à son long manteau sans pour autant le déchirer.
Le silence qui régnait était aussi complet que dans le rêve qui l’avait réveillé en sursaut ce matin, mais il avait au moins la vertu de le laisser tout à ses réflexions.
Il laissa ses pensées dériver quelques temps sur le garçon à qui il avait donné un morceau de volaille, puis vers les adolescents avec qui il avait peut-être été un peu rude, pour ne pas dire violent. Puis elles s’axèrent sur le cauchemar qui se répétait en boucle depuis quelques lunes déjà.
Ils commençaient toujours pareils, mais ce n’est que la veille qu’il avait rencontré la jeune inconnue. D’habitude, il se contentait d’errer dans le décor blanc surnaturel en cherchant… quelque chose. Il ne savait pas quoi.
Il essaya de se remémorer les traits de la jeune femme, mais en vain, il n’y parvenait pas. Il se rappelait de ses cheveux blonds bouclés, mais son visage, ses yeux, son nez, sa bouche, tout le reste lui échappait.
Malgré cet oubli, le cri déchirant qu’elle avait poussé et qui l’avait réveillé avait sans cesse résonné dans sa tête tout le long de la journée.
C’est troublé qu’il arriva devant une petite bicoque branlante.
C’était une petite cabane de chasseur. Elle ne devait pas dater d’hier et avait dû servir de refuge provisoire à plusieurs génération de trappeurs accomplis, mais la construction restait solide. Un morceau du toit menaçait de s’effondrer, mais malgré ça, les volets déglingués et les vitres cassées, sans doute à cause des jets de pierres adressés à l’occupant par les enfants en manque de sensations, elle offrait un confort relatif. Elle avait même une petite cheminée pour se chauffer quand les températures hivernales venaient s’installer dans le pays. Les quatre murs en bois avaient une peinture écaillée ressemblant relativement à du vert pour l’extérieur, et ils étaient tapissés de photos, de dessins, de portraits et de graffitis laissés par les résidents temporaires à l’intérieur.
Un lit de camp, offrant un confort plus que spartiate, trônait au milieu de la seule pièce. Des braises rougeoyaient dans l’âtre, et une certaine chaleur ambiante régnait.
Jack ferma la porte aussitôt entré et un petit sifflement, provoqué par le vent s’engouffrant entre les fissures dans le bois pourri s’éleva. Il déballa la nourriture qu’il avait dans ses besaces après avoir jeté son manteau sur le lit. Il savait qu’il faisait froid à l’intérieur, mais s’il le gardait sur les épaules, affronter l’extérieur relèverait de l’impossible.
Un bac d’eau glacée posé à même le sol lui fournit l’ingrédient principal du potage qu’il comptait préparer. Il se lava les mains et le visage, puis contempla son reflet sur la surface ridée de l’eau. Ses lèvres fines, son front intelligent caché par des mèches noires rebelles. Son nez droit. Sa mâchoire carrée. Mais c’étaient ses yeux qui l’empêchaient d’avoir une vie normale.
Ils étaient verts.
Dans un pays où tous les humains « normaux » possédaient des yeux noirs ou marron, les iris sortant de l’ordinaire étaient considérés comme une tare. Tous parents accouchant d’un enfant aux yeux colorés se devaient de l’annoncer au maire du village où ils résidaient et les enfants ainsi dénoncés disparaissaient. C’est à cause de ses yeux qu’il devait souvent changer de lieu de résidence.
La plupart des gens le considéraient comme un marginal et s’il alimentait les sujets de conversation de certains, grand bien leur en fasse ! Il se fichait du regard des autres et il continuait à vivre sa vie. Tant que personne ne venait lui chercher des noises, il n’avait pas de raisons d’être mauvais avec quiconque.
Se penchant au-dessus de la petite marmite qui bouillonnait gaiement, il nota que le potage était prêt. Il s’en servit une louchée et le but à petites gorgées.
– Rien de tel qu’un bon potage pour vous préparer à dormir !
Il se mit au lit. Mais malgré l’appréhension qui le tenaillait, il ne s’endormit pas moins en un clin d’œil, plongeant dans le monde des rêves qu’il visitait chaque nuit.